La lecture de l'étude
numéro 36 de l'IRSEM, La stratégie américaine en Afrique, sous la
direction de Maya Kandel, me donne l'occasion de revenir sur le
concept de « l'empreinte légère » particulièrement
bien présenté à l'aulne de l'Afrique via l'étude mentionnée. Si
l'Afrique constitue bien un laboratoire de la smart power
qui s'appuie sur le concept de l'empreinte légère, les éléments
constitutifs dudit concept existent depuis des décennies.
L'innovation consiste à les avoir assemblés et structurés comme
ils ne l'avaient jamais été auparavant1.
En l'occurrence, l'adage « faire du neuf avec du vieux »
décrit très bien la démarche américaine.
La stratégie
américaine en Afrique : rigueur et qualité d'une étude
indispensable
A propos de l'étude
de l'IRSEM, l'ensemble du travail est intelligent, permettant
d'appréhender la question de la sécurité africaine sous un angle
autre que celui franco-français. Si des rivalités surviennent de
temps à autre entre Paris et Washington, la cohérence sécuritaire
implique cependant de savoir trouver des passages au milieu des
récifs qui bordent les intérêts géopolitiques des uns et des
autres. Nécessité d'autant plus impérieuse qu'elle sert également
les intérêts de ceux qui sont concernés au premier chef, à savoir
les Africains ! Dès lors, réfléchir avec acuité à ce qu'est
la stratégie américaine dans cette partie du monde s'avère
indispensable. Cette étude le réussit avec brio et j'en recommande
la lecture à ceux qui se soucient des questions de sécurité en
Afrique, à ceux qui se soucient de leur évolution depuis la Guerre
Froide et de leur futur. Ainsi qu'à ceux qui se préoccupent des
problématiques lutte contre les insurrections et les guérillas.
Je tiens à souligner
un détail emblématique de la qualité et de la rigueur de l'étude.
Est expliqué par Maya Kandel que « (…) contrairement à
ce que pourraient faire croire certains articles contemporains,
l'intérêt américain pour l'Afrique n'est pas inédit dans
l'histoire. » Pour ma part, je l'avais évoqué dans un
article consacré à la coopération militaire entre le Niger et les
Etats-Unis (et plus globalement, entre les Etats-Unis et l'Afrique).
En effet, Washington n'a pas découvert l'Afrique après les
attentats du 11 septembre 2001, tout comme les crises africaines
n'ont pas systématiquement été « refourguées » à la
France durant la Guerre Froide et depuis cette période.
Considérons ainsi une
implication américaine discrète mais bien réelle au Zaïre
(exemple parmi d'autres, des C-5 Galaxy américains qui contribuent à
l'acheminement des moyens français pour l'opération à Kolwezi en
mai 1978) ou encore une implication significative dans les guerres au
Tchad (contre Kadhafi). Considérons une diplomatie sécuritaire
active dans l'est du continent (Soudan, Somalie...). Citons également
le cas de l'Afrique du Sud, surveillée de près par Washington
(bombe atomique sud africaine oblige). N'oublions pas non plus que
l'Angola aurait pu précéder l'Afghanistan de cinq ans sans le
Watergate. En effet, Nixon escomptait vraisemblablement y
« embourber » les communistes notamment via le Zaïre et
surtout, l'Afrique du Sud.
Une fois la Guerre
Froide « achevée », si l'attention américaine envers
l'Afrique tend à s'assoupir, elle ne disparaît pas, comme en
témoignent les Etats qui ont bénéficié du programme IMET dans les
années 1990 (à commencer par le Niger). La sanglante déconvenue
somalienne amène Washington à détourner son attention de la Corne
de l'Afrique au profit de l'Afrique centrale, notamment de l'Ouganda.
Non sans susciter le mécontentement de Paris : l'Ouganda
soutient officieusement les rebelles de Paul Kagamé qui veulent
faire tomber le régime Habyarimana au Rwanda. La France suppose que
les Etats-Unis veulent étendre leur influence dans ce que Paris
considère comme son « pré carré ». Sept ans plus tard,
les attentats du 11 septembre 2001 conduiront Washington à
s'impliquer plus encore en Afrique. Il n'empêche que des années
1960 à aujourd'hui, l'Afrique est restée bien présente dans
l'esprit de plusieurs diplomates et militaires américains avisés.
De Hotfoot à
light foot
J'en arrive à l'empreinte légère. Maya Kandel explique que « Le
light footprint repose en priorité sur l'emploi de forces spéciales
américaines (…) et surtout sur la coopération
(formation, entraînements conjoints) entre les militaires américains
et les forces armées locales » et plus loin, que « Les
forces spéciales américaines ont deux emplois majeurs : la
'chasse à l'homme' (au terroriste – 'counterterrorism manhunting
capability') et la formation-coopération, c'est à dire le travail
avec et aux côtés des forces armés locales pour combattre les
terroristes, insurgés et autres réseaux criminels transnationaux à
travers toute une série de programmes et d'actions de défense et de
formation, mais aussi de programmes civils dans les domaines les plus
variés. » et enfin, « Hormis les forces
spéciales, l'autre mode d'intervention mis en avant dans le concept
de light footprint et privilégié par les Américains en Afrique est
la voie des partenariats. »
Ce
que l'on appelle aujourd'hui communément « forces spéciales »,
doivent notamment aux Special Forces américains dont
l'origine remonte au bataillon de Rangers américains formé
en juin 1942 en Irlande, puis à la création de la 1st
Special Service Force (avec des Américains et des Canadiens) aux
Etats-Unis, mais aussi aux Operational Groups (OG), aux
Jedburgh2
ou encore au Detachments 101 et 102 de l'Office of
Strategic Services (OSS ; schématiquement l'ancêtre de la
CIA). Après la Seconde Guerre Mondiale, les Rangers sont mis
à contribution en Corée jusqu'en 1951. Un an plus tard est activé
le 10th Special Forces Group (Airborne)
(SFGA), à Fort Bragg. En parallèle, le général McClure fait
progresser le projet d'une force américaine entraînée à la
guérilla. Avec la Guerre Froide, le principe des Special Forces
suscite un intérêt croissant de la part des décideurs. Kennedy,
grand amateur de James Bond, est fasciné par l'univers des Green
Berets. Fascination qui
s'exprime dans le traitement de la confrontation avec Fidel Castro à
Cuba (allant jusqu'à l'entraînement clandestin d'une force
d'invasion cubaine anti-castriste) et dans l'engagement croissant des
Etats-Unis en Asie du Sud-Est3.
Au
Laos, cet engagement débute dès 1955. Pour contourner
l'interdiction d'une mission militaire4,
un Programs Evaluation Office (PEO) est mis sur pied à
Vientiane (capitale du Laos). En théorie civil, le PEO chapeaute à
partir de 1959 les Mobile Training Teams (MTT) composées de
Special Forces dans le cadre de l'opération Hotfoot.
La mission consiste à améliorer les capacités de la médiocre
armée laotienne. Evidemment avec un minimum de discrétion, le tout
dans un contexte délétère : le pays est en passe de sombrer
dans la guerre civile, déstabilisé par les communistes qui
s'ancrent chez le voisin, le Vietnam du Sud. La tâche est compliquée
par une offensive de la guérilla locale communiste (le Pathet
Lao, soutenu par le Vietnam du Nord qui soutient également la
guérilla communiste au Vietnam du Sud) contre des garnisons
laotiennes.
Fin 1959, l'équipe initiale de Hotfoot est remplacée par une
nouvelle. Mais l'opération reste dans l'esprit identique, nommé
d'ailleurs Hotfoot 2. Malgré le travail accompli, l'armée
laotienne progresse peu. Par ailleurs la situation politique favorise
un coup d'état en août 1960. Résolument anti-américain, le
nouveau dirigeant (Kong Le) voit évidemment Washington prendre le
parti de ses opposants, dont une majorité de militaires. Sans grands
résultats, si ce n'est une guerre ou aucun des camps ne semble en
mesure de dominer l'autre. Les instructeurs des Green Berets
(tous habillés en civil) ont néanmoins une satisfaction : les
Hmong, minorité du nord-est du royaume, se révèlent être de
formidables combattants.
En
avril 19615,
Kennedy prend la décision de transformer le PEO en un classique
Military Assistance and Advisory Group (MAAG). De fait, les
militaires peuvent désormais revêtir leur uniforme. Symboliquement,
l'opération Hotfoot devient White Star.
Après bien des vicissitudes, un cessez-le-feu est signé entre les
protagonistes, impliquant un départ des équipes de conseillers
militaires américains. Les Nord-Vietnamiens ne respectent quant à
eux aucun des engagements prévus, amenant Johnson6,
en mars 1964, à relancer l'activité américaine dans la zone. Est
déclenchée l'opération Waterpump
en Thaïlande. Il s'agit de former des pilotes laotiens, tout en
facilitant l'action d'unités thaïlandaises directement au Laos. Les
Américains continuent aussi d'entraîner les Hmongs qui remportent
de nombreux succès.
Le
Laos est désormais important pour Washington qui veut couper la
« piste Ho Chi Minh »
permettant aux communistes sud-vietnamiens de bénéficier d'une aide
matérielle de la part du Nord-Vietnam (en contournant la frontière
entre le Nord et le Sud), permettant aussi aux troupes régulières
du Nord-Vietnam de s'infiltrer au Sud. Route qui passe notamment par
le Laos... En conséquence de quoi, les chasseurs-bombardiers
américains interviennent de plus en plus fréquemment au-dessus du
pays, guidés par des petits avions à bord desquels prennent souvent
place des Américains dans le cadre des opérations Cricket
et Butterfly.
Entre les opérations secrètes ou à
défaut discrètes, et les programmes civils officiels (dont
dépendent beaucoup les premières), l'administration américaine
perd quelque peu le contrôle sur un ensemble nébuleux. Est alors
initié le Projet 404,
mené depuis les Etats-Unis, qui chapeaute l'action des Américains
chargés de missions d'observation aériennes (« les Ravens »)
au profit des chasseurs-bombardiers. Si en théorie les Laotiens
accomplissent ces missions, en pratique, les Américains pilotent eux
aussi les avions aux couleurs du Laos. La guerre qui touche le pays
s'intensifie, mais sur le terrain, les combats au sol sont menés par
les Laotiens (y compris les Hmongs) et accessoirement les
Thaïlandais. Les Américains ne remplissent que des fonctions de
conseillers actifs (participant éventuellement à l'action, par
exemple en tant que Ravens).
Avec le retrait américain du
Vietnam du Sud à partir de 1973, Vietnam, Laos et Cambodge tombent
aux mains des communistes. Bien que relativement limitée, la
présence des conseillers a permis de retarder l'inévitable pendant
une dizaine d'années... La situation qui prévaut au Laos, dans
toutes les nuances qui changent au fil du temps, est assurément
différente de celle des pays d'Afrique où opèrent les militaires
américains. Il n'en reste pas moins qu'il existe des similarités
flagrantes quant aux moyens mis en œuvre, faisant écho au moins en
partie à ce qu'écrit Maya Kandel au sujet des dogmes de la
stratégie américaine en Afrique « (…) constants
depuis le début des années 2000, voire les années 1990 »,
à savoir :
- « L'Afrique n'est pas une priorité stratégique ». [En Asie du Sud Est, le Vietnam du Sud était la priorité stratégique, pas le Laos]
- L'empreinte au sol doit rester minimale. (d'où le rôle des forces spéciales) [Ce qui se vérifie au Laos dès 1957]
- Pas d'engagement direct pour les militaires américains, ou alors secret. [Ce qui était le cas au moins dans les années 1960, avec un secret néanmoins très vite éventé]
- Leadership en retrait et intervention par partenaire interposé. [Le projet 404 est conduit depuis les Etats-Unis tandis que la force de frappe terrestre américaine est représentée par les Hmongs et les troupes d'élite thaïlandaises] »
Fort logiquement, Washington se conforme à ces « obligations
dogmatiques » en adoptant des solutions empiriques, synonymes
d' « approches innovantes et à faible coût » au moins
jusqu'en 1965. Par la suite, les sommes considérables qu'impliquent
les bombardements aériens font mentir ce qui précède. Cependant,
il importe de relativiser car la guerre menée au Laos coûte
toujours considérablement moins chère que celle au Vietnam du Sud
ou au-dessus du Vietnam du Nord (bombardement des voies ferrées, des
ports, de Hanoï...) !
Exemple
en Amérique Latine : Che Guevara
Les règles ci-dessus valent plus encore en
Amérique Latine dans le courant des années 1960, en particulier
avec la capture puis l'exécution de Che Guevara en Bolivie, le 09
octobre 1967, par le biais des Rangers
boliviens, eux-mêmes entraînés par les Special Forces
américains. Dans cette traque, l'approche est « innovante et à
faible coût ». Cette caractéristique très spécifique de
l'empreinte légère est judicieusement mise en exergue dans l'étude
de l'IRSEM à propos de l'Afrique.
Caractéristique qui ne fait pas
uniquement référence à une technologie sophistiquée, par essence
coûteuse, mais plutôt à la capacité à intégrer la technologie
dans une démarche pragmatique plutôt que synonyme d'une débauche
de moyens. Alors que les Etats-Unis dépensaient des milliards de
dollars en capteurs souvent plus efficaces à l'essai que dans les
jungles moites d'Asie du Sud Est, débrouillardise, improvisations et
surtout, accent sur le renseignement humain ont été privilégiés
en Bolivie. Pour se faire, les Special Forces américains ont
notamment « investi » dans des actions purement civiles
(installation d'un dispensaire et construction d'une école à La
Esperanza, là où ils entraînaient les Rangers
boliviens)7.
Hotfoot au Laos,
« happyfoot8 »
en Bolivie...
En conclusion : un patrimoine génétique
Ces quelques exemples démontrent
que si le concept de l'empreinte légère est inédit à l'échelle
stratégique avant l'ère de l'administration Obama, il est le fruit d'une longue gestation pendant des
décennies de guerres. Dans tous les cas, il ne s'agit pas de comparaisons. Vouloir
transposer une conjoncture donnée à une autre est un processus
intellectuel rassurant, mais stupide et riche en erreurs9
d'appréciation. Mon propos dans ce qui précède n'est donc pas
d'affirmer que le Laos ou l'Amérique Latine des années 1960 sont
identiques à l'Afrique aujourd'hui, que les guérillas communistes
sont identiques aux groupes jihadistes. Il est d'exposer quelques brins du "patrimoine génétique" qui ont donné vie au
concept de l'empreinte légère - avec ces avantages et ses faiblesses - aujourd'hui mis en oeuvre en Afrique.
1Ou
uniquement de manière très locale, opérative, comme en Colombie.
Non à l'échelle stratégique d'un continent.
2Equipes
formées avec des personnels de l'OSS, du SOE (Special Operations
Executive - les services spéciaux britanniques) ou encore le BCRA
(Bureau Central de Renseignement et d'Action – lointain ancêtre
de la DGSE, service de renseignement de la France Libre) destinées
à la formation de combattants civils engagés dans des actions de
guérilla contre l'occupant allemand.
3A
noter toutefois que les premiers Special Forces arrivent au Vietnam
fin 1957.
4Selon
les accords de Genève qui mettent un terme à la guerre
d'Indochine.
5Le
même mois est déclenché l'opération de la Baie des Cochons au
cours de laquelle les Cubains entraînés par les Etats-Unis tentent
de débarquer à Cuba. Ils sont écrasés par les troupes de Castro.
6Kennedy
a été assassiné le 22 novembre 1963.
7Hunting
Che : how a U.S. Special Forces Team helped capture of the
World's mots famous revolutionary, de Mitch Weiss et Kevin Maurer,
2013, vaut le détour.
8L'auteur
ne doute pas de la satisfaction de Washington à l'annonce du décès
du Che.
9Toutes
les absurdités quant aux comparaisons entre le Mali et
l'Afghanistan l'illustrent à merveille.